Jamais sans mon corps (suite)
Pour certaines personnes, le corps revêt une telle importance que cela prend la dimension d’une véritable profession, pour ne pas dire une religion. Leur corps est présenté purement et simplement comme un objet offert à l’adoration des autres. Et alors, tout le monde se prosterne spontanément devant ces corps, mus par une excitation et un plaisir de nature autant sensuelle que sexuelle. Dans cette religion, le corps devient chemin d’éden, chemin du paradis. Un paradis ? Pas toujours, car pour plusieurs cela devient un enfer.
Comment ne pas évoquer ici le destin tragique de cette jeune romancière québécoise de talent, Nelly Arcan, victime précisément de cette conception idolâtrique du corps. Ses romans mettent en scène le désir comme une guerre et le corps comme une arme destinée à attraper l’homme ou un instrument de capture dans un contexte de rareté. Comme l’indique son éditeur : « Dans un monde de harcèlement publicitaire où le corps des femmes est sans cesse déshabillé et exposé, brandi comme une marche à suivre et refondu par la chirurgie esthétique, l’amour semble glisser des doigts[1]. » Nelly Arcan disait : «La chirurgie esthétique, c’est la burka du corps.»
Il y a un prix à ça. La jeune romancière en avait éprouvé une conscience aiguë et ne pouvait supporter une telle dérive. Nous aurions aimé qu’elle continue à alerter la conscience sociale à ce sujet, malheureusement, elle s’est suicidée. Nelly est une témoin de cette réalité. La jeune romancière est partie, mais son message demeure. Pour ceux et celles qui cultivent ainsi leur corps, tout n’est pas si rose. Dans une culture narcissique, où l’on cultive une image de soi qui masque sa propre réalité, le danger, c’est l’alternance de l’exaltation de soi et de la déprime devant ses propres limites. Car, il faut bien le dire, ce corps, porteur de tant de promesses, est limité par les accidents, la maladie, la vieillesse. Et alors, pour beaucoup de ces personnes, la contemplation de soi-même conduit au plus terrible désespoir : le désespoir d’un être qui finit par se haïr mortellement.
Heureusement, il y a une façon de prendre conscience du corps qui correspond davantage à une présentation esthétique, c’est-à-dire axée sur la beauté qu’il dégage. Il s’agit ici de pratiques destinées à mettre en valeur les formes du corps humain, soit à travers le nu, soit à travers le vêtement (mannequin). L’intention ici n’est pas d’attirer sexuellement, mais de mettre en évidence une certaine esthétique du corps humain et une façon de le modeler à travers l’art vestimentaire. Nous pourrions faire la même réflexion pour le corps illustrant les bienfaits des cosmétiques. Même réflexion pour le phénomène du nu dans les camps nudistes, où il existe un protocole basé sur une philosophie de la nature. Ici, les conventions sont claires et partagées par ceux et celles qui en font le choix libre et volontaire. Donc, rien d’imposé. La nature est prise dans son sens premier, comme celle que l’on découvre quand on vient au monde : nous n’arrivons pas sur terre avec notre garde-robe.
Toutes ces considérations montrent que le corps n’est pas seulement un moyen d’attraction, mais aussi un moyen d’expression. Un moyen d’expression corporelle, mais aussi un moyen d’expression de la vie intérieure, y compris celle de l’âme. Et c’est là l’une des fonctions les plus nobles du corps. Le corps traduisant nos émotions profondes et des grands mouvements affectifs qui ébranlent tout l’être : l’angoisse, la joie, la colère, l’amour, véhiculé par l’expression du visage. Mais le signe par excellence, c’est la parole qui est en quelque sorte l’esprit incarné. Le verbe s’est fait chair, comme le dit la Bible. Le choix de l’intonation, du rythme, tout ce qui peut rendre palpable le lien entre l’homme et sa parole. L’être humain se livre tout entier dans son langage.
On ne pourrait mieux résumer cette importance du corps qu’à travers cette magnifique parole du philosophe Michel Onfay pour qui «le corps est la matrice dans laquelle se font les perspectives et les visions du monde, il est donc le lieu du monde, le monde lui-même.» Jean-Paul Simard
[1] Romans de Nelly Arcan, Putain (2001), Folle (2004) et récemment À ciel ouvert, tous publiés au Seuil.
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