Journal d’un massothérapeute :

 une conversation sans mots

Claire franchit la porte de mon bureau cet après-midi, son corps racontant déjà toute une histoire avant même que ses lèvres ne s’entrouvrent. Son épaule droite, sa démarche mesurée, presque prudente, montrant au monde toute cette douleur intérieure qu’elle porte. Dans l’interview préliminaire, j’écoute ses demandes verbales tout en observant ce langage plus subtil que son corps exprime.

Je l’invite à s’allonger sur la table avec ma vieille blague habituelle :
« Ma table a tellement d’expérience qu’elle va commencer pendant que je me retire pour me laver les mains. » Un sourire timide apparaît sur son visage. La salle est baignée d’une lumière douce et, avec son accord, je propose le bruit des vagues plutôt qu’une musique – ce rythme éternel qui nous rappelle que tout est mouvement, que tout est flux et reflux. Je laisse un certain choix à mes clients : silence pour être à l’écoute de son intérieur, musique, son d’un feu qui crépite, les vagues, le chant des baleines.

De retour auprès d’elle, je pose mes mains. Je ne « fais » pas encore, je suis simplement présent. J’écoute. Ses tissus me parlent d’histoires que les mots ne savent pas raconter. Une contraction ici, une résistance là. Mon mental voudrait déjà planifier, analyser, mais aujourd’hui, je choisis de laisser mes mains mener la danse. J’entre en contact dans un état réceptif, d’écoute ; un dialogue ne commence-t-il pas par l’écoute ?

Je prends le poids de sa tête sans autre mouvement. Je propose un léger bercement, son corps répond, le dialogue commence. Et la danse s’amorce : « It takes two to tango ». Milton Trager disait : « Ce qui m’intéresse, c’est la réponse des tissus. » Cette phrase guide ma pratique chaque jour.

Les premiers mouvements sont comme une valse lente. Je sens sa respiration s’approfondir. Son corps commence à s’abandonner, millimètre par millimètre, la carapace protectrice commence à fondre. Je remarque un mouvement qui passe moins bien. Mes mains s’y attardent, non pas avec l’intention de « réparer », mais d’écouter. Sans chercher à comprendre, sans jugement, j’observe. J’entre en conversation avec cette résistance, lui proposant de relâcher, selon son chemin, ce qu’elle a pris comme fardeau. En anglais, on dit « unwinding », comme le ressort du vieux cadran qui lâche.

Chaque couche de tension se libère à son rythme, tout comme une livre de beurre qui se laisse dégeler progressivement à température ambiante. Cette image me fait sourire intérieurement, mais elle est juste – la chaleur de mes mains, la qualité de ma présence offrent l’environnement où les tissus peuvent naturellement retrouver leur souplesse.

Mes mains proposent, explorent maintenant un rythme plus ample, créant une vague de mouvement qui se propage à travers tout son corps. Le rythme s’accélère légèrement, puis ralentit. Je sens que ses tissus commencent à fondre sous mes mains. « Comment ça peut être plus léger ? Comment ça peut être plus libre ? » Ces questions silencieuses guident mon toucher.

C’est fascinant d’observer comment le corps répond quand on lui donne l’espace et le temps pour s’exprimer. Sans forcer, sans brusquer, sans imposer ma volonté ou ma technique. Simplement en étant présent et en suivant ce dialogue tactile.

Il y a ce moment, cette pause – mes mains se reposent un instant. Ni elle ni moi ne bougeons. Moment d’intégration, diraient certains. C’est dans ces instants suspendus que je sens le plus intensément cette conversation silencieuse. Parfois, c’est un tremblement intérieur qui fait surface, le non mouvement laisse de la place à un spasme pour s’exprimer, comme si nos systèmes nerveux se synchronisaient, comme si une forme de communication plus ancienne que les mots prenait le relais.

Je me rappelle les enseignements de Wilhelm Reich sur l’armure caractérielle – ces couches de tensions musculaires chroniques qui enferment les émotions. Sous mes doigts, je sens une de ces cuirasses commencer à se dissoudre tout en douceur, harmonieusement, parce que je ne force rien, je laisse la place. Je me souviens d’une cliente qui s’est mise à rire durant cette pause. Elle a dit : « C’est comme si je flottais dans l’eau. » Ça ne se serait jamais produit si je l’avais saoulée de mouvements consécutifs sans pause. L’impact du « rien », c’est ça.

J’ai remarqué une résistance subtile dans son bras droit, je propose un mouvement qui rencontre cette résistance, une réticence à lâcher prise, elle se protège, mais de quoi ? Je ne sais pas. Plutôt que d’insister, je diminue l’amplitude, comme si je chuchotais plutôt que de crier « Tu dois relâcher. » Avez-vous déjà essayé de chuchoter à votre chat ? Il tend l’oreille, devient réceptif, intéressé. C’est exactement comme ça que j’approche la tension : l’invitant à relâcher, à écouter mon message tactile plutôt que d’entrer en bataille avec la tension qui résulte dans un réflexe de protection.

Cette danse intuitive où chaque mouvement répond au mouvement précédent dans une chorégraphie qui s’écrit à mesure qu’elle se déploie. Cet état mental que j’affectionne et ma cliente le ressent.

À mi-séance, le changement dans le schéma corporel de Claire est remarquable. Cette asymétrie des épaules que j’avais notée à son arrivée s’est considérablement atténuée comme par magie, son corps reprend « sa » place. Sa respiration est maintenant profonde, régulière. Son visage s’est détendu, les plis d’inquiétude entre ses sourcils se sont estompés. La coquille de tensions commence à craquer.

Je passe aux jambes, avec cette sensation étrange et familière que mes mains savent exactement où aller, à quel rythme bercer cette magnifique jambe. J’observe sans intention comment la vague s’étend peu à peu jusqu’à la tête, créant une sensation d’intégration et d’unité. Les ondulations, tout comme les vagues de la mer, se répandent de plus en plus dans le corps qui s’abandonne, qui se laisse charmer par le doux rythme de l’océan.

C’est dans ces moments que je sens le plus profondément cette vérité qui guide ma pratique : mes mains sont plus intelligentes que mon mental. Elles perçoivent les micro-tensions, les flux d’énergie, les blocages subtils que mon esprit rationnel ne pourrait jamais détecter. C’est comme jouer … En pratique, c’est ce que je fais depuis le début.

Lorsque la séance approche de sa fin, comme une conversation qui arrive naturellement à sa conclusion, les mouvements deviennent plus légers, plus espacés. Les ondulations ont fait leur effet d’apaisement sans que je n’aie rien fait d’autre qu’écouter, répondre, dialoguer avec respect des limites. Je termine par un contact simple sur le front.

Claire reste quelques minutes en silence sur la table après la fin du massage. Je me retire pour lui laisser cet espace d’intégration tellement savoureux. Quand elle se redresse enfin, je suis frappé par la transformation. Sa posture est plus ouverte, plus ancrée. Son regard est clair, présent. Le tout sans que je n’aie rien « fait ».

« J’ai senti que vous écoutiez vraiment mon corps. » Je souris. Ce n’était pas moi qui écoutais, ce sont mes mains qui ont mené cette conversation silencieuse. Elles ont dansé avec ses tissus, ses tensions, ses résistances. Elles ont parlé un langage plus ancien que les mots. Ce que j’ose appeler le premier langage, car c’est avec la peau que s’établit le premier contact avec le monde à la naissance : retourner à la source.

Après son départ, je prends quelques minutes pour noter ces observations. Chaque séance est unique, chaque corps raconte une histoire différente. « Normal ! », me direz-vous, personne n’a les mêmes tensions musculaires. Je vous réponds que personne n’a le même ensemble de tensions psycho-corporelles. Si j’accepte comme massothérapeute qu’il y a plus que des muscles à prendre soin, si je m’ouvre, une autre dimension devient accessible. L’approche intuitive que j’ai développée au fil des années me permet d’entrer dans cette conversation silencieuse avec une présence totale.

Je repense à ma formation initiale, où je m’accrochais tellement aux protocoles, aux techniques. Aujourd’hui, je comprends que la véritable maîtrise commence lorsque l’on accepte de lâcher prise, de faire confiance à cette intelligence des mains, à cette sagesse du toucher.

Ce que je fais n’est pas seulement une technique, c’est une philosophie du toucher. Cette approche m’a appris que le corps ne ment jamais. Il raconte toujours sa vérité à qui sait l’écouter. Et parfois, pour vraiment écouter, il faut se taire et laisser parler ses mains.

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