Chacun est son propre laboureur.

Le maître Bhaktivedanta Swami disait que le citoyen qui, durant sa vie, ne cherche pas à reprendre conscience de son identité réelle demeure enchaîné aux mille et un dangers liés à l’univers matériel, victime de la maladie, de la vieillesse et de la mort pour n’en citer que trois. À bien y penser, il peut y avoir des exceptions; mais force est de constater qu’à l’heure actuelle, c’est bien toute l’humanité qui semble vivre avec cette conscience corporelle, prise en otage dans une gigantesque matrice artificielle qui n’a plus rien de naturel. Or nul ne saurait être heureux dans une telle civilisation. Il y a même des jours où la vie paraît une chose impossible à supporter. Il arrive alors qu’on se tourne vers une recherche intérieure en faisant appel aux grands textes sacrés qui nous ont été légués par les maîtres du passé, témoignages de leurs recherches d’un bonheur éternel. On ouvre une Bible ou une Bhagavad-Gita, un Coran ou quelque autre grand récit de l’aventure de la psyché humaine. Et là, surprise, on tombe la plupart du temps sur des histoires qui nous paraissent incompréhensibles, truffées de noms sanskrits ou hébreux plus compliqués les uns que les autres, et qui semblent n’avoir aucun rapport avec les besoins urgents de l’âme assoiffée de paix intérieure et qui implore des réponses immédiates.

Si on rejette le livre en pensant « cette chose n’est pas pour moi », on rate une bonne occasion de recevoir de précieux conseils. Une solution pour échapper à cette réaction contreproductive serait de ne pas rester à la surface des mots et de méditer sur la portée symbolique de ces textes. Si vous frappez à la porte de la sagesse éternelle et qu’on ne vous ouvre pas tout de suite, continuez de frapper jusqu’à ce qu’on vous ouvre. Si on ne vous ouvre toujours pas, frappez à la fenêtre. Si elle est fermée, frappez à une des ouvertures du sous-sol. Plongez plus en profondeur dans l’océan des mystères et attendez que Quelque Chose vous ouvre le portail. Prenez du recul. Continuez de demander et vous recevrez. Ne vous découragez jamais.

Cette petite allégorie signifie qu’une première lecture peut s’avérer complètement stérile. Mais en plongeant dans le sens figuré des mots, en explorant leur sens symbolique, la lumière jaillira d’elle-même de l’intérieur au rythme de chaque relecture. Les vérités ésotériques ne sont pas des choses bon marché ou que nous pouvons saisir dans le poing fermé de l’intellect, de la logique ou de la raison. La vérité est illogique et profondément déraisonnable parce qu’elle transcende le connu comme l’inconnu. Elle ne se situe pas dans les mots, mais en arrière des mots, elle voyage entre les lignes. La déesse de la vérité se réserve aussi le droit de ne pas être exploitée à des fins commerciales. Elle attend qu’on l’approche dans un esprit de dévouement. Si vous l’aimez, elle vous aimera et viendra vous visiter. On ne peut pas la forcer à venir tout nous expliquer ou s’inviter chez elle sans être dûment annoncé. Étant inconcevable, elle se réserve la liberté de se révéler en silence dans le cœur de chacun.

J’ai parfois entendu dire qu’il fallait répéter les paraboles des Védas, de la Bhagavad-Gita, de la Torah ou des Évangiles comme un perroquet. Il apparaît toutefois que c’est une grave erreur d’interprétation. Par exemple, il est dit que le grand traité philosophique du Srimad-Bhagavatam, le fameux commentaire du Vedanta Sutra, fut énoncé par le maître Sukadeva Goswami et que ce nom désigne justement un perroquet. Après vérification de la lettre sanskrite, le nom « Suka » désigne effectivement ce volatile. Cependant, l’allégorie du perroquet signifie que le bec de cet oiseau magnifique a le pouvoir d’accroître la saveur d’un fruit dans lequel il pique. On ne compare donc pas Sukadeva Goswami à cet oiseau en raison de son aptitude à répéter bêtement le texte sacré du livre Bhagavatam, mais bien à cause de l’art avec lequel il présente l’ouvrage d’une manière entièrement renouvelée et totalement fascinante. Métaphoriquement, on pourrait dire que Sukadeva Goswami a labouré la terre du Srimad-Bhagavatam avec sa propre charrue et selon les impératifs spécifiques de son temps. Bien entendu, il n’a changé ni le sens premier ni le parfum fondamental de la terre fertile du texte sacré, mais il les a renouvelés en leur apportant une nouvelle saveur. C’est une action tout à fait révolutionnaire. La question est donc la suivante : lorsqu’on pique son nez dans les pages d’un ouvrage, qu’il soit sacré ou prétendument profane, ou lorsqu’on écoute les paroles d’un guide spirituel, doit-on répéter sans réfléchir les directives qu’on reçoit, ou bien ne devrions-nous pas plutôt suivre les traces de Sukadeva?

L’enjeu réel des religions et de la spiritualité en général n’est pas d’imposer une pression psychologique par des imageries indiennes, arabisantes ou moyenne-orientales qu’il faudrait à tout prix imiter sans comprendre. Qu’un culte qui a pignon sur rue soit d’Extrême-Orient ou d’Extrême-Occident, l’imiter ne nous aidera pas si la mystique universelle et intemporelle qu’il renferme nous échappe. L’imposition de dogmes et d’obligations n’est jamais le but en soi des grands guides de l’humanité, qu’ils aient été nommés Jésus, Krishna, Chaitanya, Confucius ou Moïse en raison de leurs lignes de pensées particulières. Au-delà des images symboliques et des paraboles que ces maîtres nous présentent d’âge en âge, l’enjeu réel de leurs enseignements n’est pas étranger à l’intégration profonde du savoir et, surtout et avant tout, non différent d’un processus graduel d’évolution de l’esprit, c’est-à-dire d’un développement progressif de croissance et de purification du caractère.

Les guides de l’humanité n’ont jamais été des fondateurs de religions. Ils ont plutôt proposé divers processus graduels de purification de la conscience humaine. Sans une constante adaptation de leurs paroles selon les temps et les événements qui sont toujours changeants, le libre courant de leurs esprits vivants est voué à l’oubli. L’histoire montre que les associations religieuses corporatives ont souvent eu la malheureuse fonction de bâtir de véritables barrages le long du fleuve de la sagesse éternelle, bloquant ainsi pour un temps l’aspect ésotérique du flot libérateur de la tradition primordiale. De la religion éternelle, il ne reste alors que la coquille vide d’une série de liturgies, de rituels sans âme et de paroles répétées sans en comprendre le sens profond, comme pourraient le faire nos amis les perroquets. Le contenant est souvent extérieurement fastueux, mais le contenu, volontairement ou pas, a été égaré dans les dédales des politiques sectaires et des bureaucraties de parti-pris. Cette réalité qu’on appelle « la religion » semble encore présente, mais il n’en reste qu’un cadavre, un corps dépouillé de sa force vitale, mystique et originelle.

Peu importe dans quel pays nous sommes nés ou dans quelle tradition nous avons été élevés, il est de notre devoir de ne pas être de simples dépositaires de données et d’énoncés, versets, psaumes ou sourates, acquis auprès de livres saints ou de maîtres à penser. Répéter des mots comme un perroquet ne nous aidera pas. Nous sommes appelés à être notre propre laboureur. Cela signifie que nous voulons travailler notre terre intérieure. Aucun guru, maître spirituel ou mère divine ne peut le faire à notre place. En tant que disciples des philosophes passés, présents et à venir, en tant qu’étudiants de la pensée de Kant, de celle d’Hegel, des écrits de Ralph Waldo Emerson, des poèmes mystiques de Tukârâma, de Kabir ou d’Hafiz, des Livres de la Bible, des Védas, du Saint Coran ou de tous autres textes anciens ou contemporains, nous devons lire dans le but de créer. En d’autres mots, un lecteur doit créer ce qu’il lit. Créer veut dire « recréer » la signification profonde des textes selon les situations particulières dans lesquelles notre destin nous a placés. Il serait bien inutile qu’un lecteur mémorise les versets des Psaumes ou des Upanisads sans refléter la lumière qu’il est sensé recevoir des auteurs de ces textes. Il faudrait avant tout ne pas emprisonner les pensées des auteurs dans un donjon mental comme un juge fait enfermer un malfaiteur entre les murs d’une prison.

Le Bhagavata, un des traités philosophiques du maître Bhaktivinoda Thâkour (1838-1914), grand réformateur spirituel du Gaudiya Vaïsnavisme, enseigne que pour être juste, toute pensée doit être progressive. C’est dire que l’esprit de la Bhagavad-Gita, ou celui d’autres textes fondateurs issus de la tradition primordiale, doit évoluer chez le lecteur sous forme de correction et de développement. Une pensée antérieure ne doit pas être répétée sans réflexion, machinalement, mais doit être transformée en une pensée ultérieure. Si elle stagne dans un fanatisme stérile ou une imagerie particulière, la pensée devient l’ennemie de tout avancement spirituel, et par conséquent l’ennemie de la Nature même puisque le progrès de la conscience incarne la loi de l’univers. Chacun sait que dans la Nature, rien ni personne ne stagne jamais et que tout se transforme sans cesse. Les énergies ne naissent ni ne meurent, elles se métamorphosent. Corrections et développements doivent donc voir le jour avec le passage du temps. Cela dit, si le lecteur improductif et stérile est un obstacle à la réalisation des textes, le critique superficiel qui rejette tout en bloc l’est tout autant. Rien ne doit être rejeté et il nous est conseillé de préserver ce que nous avons reçu. La clé serait d’adapter nos lectures aux couleurs de notre cheminement, depuis le point où le destin a bien voulu nous jeter sur la rive de l’existence.

Un laboureur ne rejette pas sa terre, même s’il la trouve saturée de roches improductives. Il adapte sa charrue et sa manière de faire. Pareillement, un lecteur lucide lira un auteur en traçant son propre sillon tout en découvrant la place exacte que cet auteur occupe dans les circonstances de sa vie quotidienne. Toute sagesse doit savoir s’adapter à l’évolution de la pensée des événements dans lesquels elle se manifeste. Par suite, aucun livre ne devrait être brûlé. Surtout pas des ouvrages proposant l’avancement des sciences de la conscience, telles que les ouvrages déjà cités. Même un petit sentier de lumière peut nous emmener vers des avenues infinies. Les grands réformateurs affirmeront toujours qu’ils sont venus non pour détruire les lois ancestrales révélées dans les textes anciens, mais pour les accomplir en les adaptant aux temps spécifiques dans lesquels ils s’incarnent. Jésus, Platon, Mahomet, Confucius, Chaitanya, Vyasadeva (l’auteur des Védas) affirment tous cette vérité en termes explicites ou par leur propre art de vivre.

L’élève est appelé à faire fructifier l’enseignement qu’il reçoit. À le corriger au besoin selon ses propres critères. S’il veut en cultiver les fruits à long terme, un élève ne doit rien accepter aveuglément. Il doit penser par lui-même et ajuster les instructions de son précepteur à son propre rythme. S’il ne le fait pas, l’initiation qu’il aura reçue ne sera qu’un feu de paille qui ne durera que quelques années. Les exemples sont légion toutes traditions confondues. Il se peut même que le disciple se retourne contre celle ou celui qui lui apporte les rudiments des sciences de l’âme. L’humilité est certainement une des grandes qualités requises pour franchir la « porte étroite » de la conscience divine, mais si elle n’est pas fondée sur une lucidité substantielle, et non sur une foi aveugle qui ressemblerait à de l’idolâtrie de culte, ou pire, à de la superstition religieuse, alors cette pseudo-humilité de façade se changera en arrogance et en révolte intérieure. Le disciple ou l’élève se croira devenu le meilleur des meilleurs. L’ascension de son esprit sera stoppée net.

L’authenticité des textes fondateurs n’est pas remise en cause dans cette problématique. C’est plutôt le pouvoir d’investigation et d’introspection des élèves qui doit être réformé. Le disciple doit être attentif et détecter dans les paroles de son maître spirituel les clés qui lui ouvriront la porte d’une autre dimension, là où il pourra se transformer dans les profondeurs de sa psyché. S’il reste à la surface des mots et des diverses images religieuses qui lui sont présentées, s’il ne perçoit pas le sens symbolique des paraboles ou des divertissements sacrés qui lui sont transmis comme un héritage à faire fructifier, il ne pourra pas intégrer les vérités universelles et transcendantales que ces histoires cherchent à lui insuffler. Il restera sur la terre stérile de ses préjugés culturels sans pouvoir la labourer. Son jardin intérieur manquera d’oxygène et de liberté.

Ceci est vrai pour les différents livres des Évangiles (apocryphes ou théologiques) et même pour l’ensemble du corpus littéraire védique. Le niveau ordinaire des données littéraires doit être sublimé pour qu’un sens profond puisse être révélé au lecteur. Les mineurs de vérité doivent fouiller sous les rochers des mots pour trouver leurs rayons d’or. Les couleurs et les imageries particulières de l’enseignement lui-même sont bien moins importantes que l’ouverture d’esprit du récepteur; c’est dire que la qualité du terrain sur lequel les graines du savoir sont semées compte plus que la valeur des mots. Il arrive que le plus bel enseignement spirituel se transforme en un poison lorsqu’il tombe dans les oreilles d’un disciple mal préparé. Au lieu d’une amélioration interne et d’une croissance ultérieure, il y aura pétrification de l’enseignement reçu, calcification d’une vérité universelle. Le résultat est souvent désastreux et on assiste alors à une sorte d’ostéogenèse psychologique de groupe. C’est ainsi que se forment des temples et des églises de toutes obédiences qui se referment comme des huitres sur de fausses interprétations.

Le maître Origène, un des principaux Pères du Désert, exprime à ce sujet : « Chacun est son propre laboureur, avec sa terre à lui, son âme, qu’il doit défricher avec sa charrue spirituelle. » Pareillement, Swami Bhaktivedanta écrit dans ses célèbres commentaires de l’Amala Purana : « L’Absolu n’est pas comme une simple marchandise pouvant être livrée à n’importe qui, néanmoins, le don de l’enseignement divin se trouve à même d’accorder à tout être qui le désire le service d’amour absolu offert à l’Être Souverain, service accompli selon le désir que chaque être manifeste sous l’effet de son amour spécifique pour Dieu. » Chacun est donc vraiment le laboureur spécifique de ses propres terres intérieures. C’est à nous de choisir notre prochaine destination. Le travail que nous effectuons consciemment ou pas sur le terrain fertile de notre subconscient peut avoir des conséquences terribles ou merveilleuses selon le cas.

Les enseignements spirituels des Textes sacrés ne doivent pas être compris comme des données de la vie de tous les jours. En tant que représentations symboliques des mondes spirituels, ils existent pour nous faire saisir plus facilement une réalité plus profonde, plus énigmatique. C’est au lecteur de faire l’effort nécessaire d’une recherche de signification qui transcende le sens littéral ou littéraire. Il existe une différence parmi les récepteurs du message divin. Ce qui est vrai également pour les récepteurs de toutes sortes d’informations plus ou moins profanes. Tous n’ont pas forcément le même degré de réceptivité. Certains vont même montrer une nette fermeture à la réception de certaines informations qui choquent leurs préjugés et les conditionnements à l’origine de leurs idées toutes faites. Les disciples d’un même maître spirituel n’auront pas les mêmes prédispositions et ne comprendront pas le savoir qu’il ou qu’elle leur procure de la même façon. Chacun comprend selon ce qu’il peut comprendre, et jamais au-delà.

Cette différence répond à des règles universelles inévitables non basées sur des jugements de valeur. Il est simplement naturel que l’essence d’un même enseignement ne soit pas accessible à tous les élèves d’un même maître. Néanmoins, la connaissance qu’il offre est à la disposition de tous selon ce que chacun peut entendre.

La voie est libre. La plus sublime des aventures ne fait que commencer.

Patrick Bernard, 7 décembre 2024.

 

 

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Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur. Chacun est son propre laboureur.