Le visage du Divin dans l’art abstrait

Dans son enquête scientifique et philosophique, « Notre existence a-t-elle un sens? » (Éditions Presse de la Renaissance, 2007, Paris), un ouvrage majeur préfacé par nul autre que l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan et qui a reçu les éloges de Charles Townes, Prix Nobel de physique et inventeur du laser, l’auteur Jean Staune, diplômé en paléontologie, mathématiques et informatiques, n’hésite pas à ébranler les bases de la croyance matérialiste : « Sincèrement, je n’aimerais pas être à la place des matérialistes aujourd’hui, car c’est la science et elle seule – elle qui devait être leur meilleur et plus fidèle allié dans la lutte contre toute forme de spiritualisme – qui a dévasté comme une tornade le paysage du matérialisme; tous ses fondements se sont écroulés. »

Kandinsky, en tant que pionnier de l’abstraction, est persuadé que l’art est une science qui n’est pas une création sans but de choses qui se dissolvent dans le vide, mais une force qui tend vers un but et doit servir à développer et affiner l’âme humaine. Kandinsky était à la recherche d’une science artistique vraiment pure, « au service du Divin » selon ses propres mots. Peindre dans l’état d’esprit d’être au service du Divin représente la plus haute fonction de l’art pictural puisqu’alors tout revient dans le Tout. Il est donc assez logique que ce Divin dont parle Kandinsky ne cesse désormais d’interpeller la science et l’art. Le Divin représente en effet un pan de réalité trop joyeusement et indescriptiblement infini pour le laisser entre les mains d’administrations religieuses politisées, instrumentalisées et bureaucratisées.

Cela étant dit, les différents concepts du Divin et leurs caractéristiques multiples devraient rester un fait intuitivement personnel. Ils répondent à l’affection du peintre de manière individuelle. Si le rayonnement de Dieu est d’essence impersonnelle, il doit, pour être complet, pouvoir inclure en même temps l’archétype de toute quintessence, l’Être-Un pour qui rien n’est impossible, ni figuration objective, ni abstraction non objective. Au surplus, maintes formes immatérielles en tous points semblables à Dieu peuvent se manifester de façon simultanée. Si le peintre a lui-même une religion, celle-ci pourrait être celle qui répond à sa nature immanente afin de ne pas négliger l’essence éternelle de son humanité et de sa propre spiritualité. Par la richesse de sa vie intérieure, le peintre ne veut pas rater la réintégration de son âme dans sa position originelle. La vie de l’âme en relation avec la vie de l’Âme Suprême est avant tout autre chose une vie privée. Le professeur émérite physicien au CNRS et fondateur du groupe de physique théorique au CERN, l’illustre Bernard d’Espagnat précise : « Alors qu’on ne s’y attendait nullement à la suite de siècles durant lesquels la cosmologie avait déconstruit toutes les visions religieuses anthropomorphiques, toutes les recherches de pointe en astrophysique ont introduit à l’intérieur de la science la question de la finalité et de l’existence de Dieu, d’un principe créateur ou d’un Grand Architecte, appelez-le comme vous voudrez. »

Analysant les œuvres abstraites de Poliakoff, le critique d’art Marcel Brion écrit : « Qui n’accorde pas à l’étude des tableaux de Poliakoff ce temps qui est le principal facteur de leur fascination, n’en connaît que la beauté extérieure, qui est très grande, mais ne pénètre pas jusqu’au cœur. C’est là cependant que nous réalisons cet état contemplatif, méditatif, plus nécessaire encore ici, car il importe de ne pas prendre les apparences pour la réalité. C’est la portée religieuse de ses tableaux que l’on doit découvrir. Si c’est être religieux qu’établir ce lien que l’art est capable de tendre de l’humain au divin, et du divin à l’humain, l’art abstrait de Poliakoff doit, à bon droit, être dit religieux. Le chemin qu’il suit va vers l’intérieur. En exigeant de nous cet état de recueillement, qui est indispensable pour recevoir le véritable message de l’abstraction, il nous prépare à la contemplation intérieure, il nous incite à chercher dans cette matière le visage du Divin qui a laissé son empreinte dans la matière. » Tout est dit dans cette analyse. Si Dieu est le peintre divin du cosmos, comme ceux qui étudient scrupuleusement la matière semblent nous le dire, alors Dieu représente la substance intersubjective du peintre humain infinitésimal. La relation qui unit la particule atomique substantielle du peintre à la Substance universelle totale ne peut jamais être dissoute, car il s’agit d’un attribut immanent propre à tout être vivant, incarné ou non incarné, manifesté ou non manifesté.

Le concept matériel est une manifestation conditionnelle du concept spirituel. Comme l’âme du peintre est presque identique à ses corps physiques éthériques, l’Être divin est lui aussi presque identique aux mondes matériel et spirituel dont il est la source énergétique. La cause de toute chose ne peut qu’être simultanément identique aux manifestations de sa puissance, tout en étant différente d’elles. C’est ce qui explique que tout est Dieu sous forme d’énergie, même si tout n’est pas Dieu lui-même. En sciences pures, en art comme en spiritualité, tout est simultanément et inconcevablement différent et non différent. Tout est Un et distinct au même instant d’éternité. C’est aussi, bien entendu, ce qu’on observe en astrophysique. Il est donc logique que le peintre cherche à se rapprocher de cette finalité de l’existence qui saute aux yeux des astrophysiciens, ceux-là même qui se donnent la peine et la joie d’étudier scrupuleusement les éléments qui composent le cosmos au sein duquel nous existons. Selon les mécanismes complexes des énergies qui circulent dans la galaxie, la stabilité transcendante interne et la fluidité immanente externe sont, en dernière analyse, identiques dans leur essence. En même temps, leurs actions respectives diffèrent selon de multiples conditions d’utilisation en fonction de circonstances particulières.

Comment peut-on détecter le visage du Divin dans l’art abstrait? Si Dieu existe, il comprend une variété infinie de « formes », mais ces formes sont toutefois sans forme matérielle; elles sont antimatérielles. Elles ne sont pas d’emblée « contre » la matière, mais elles sont d’une tout autre nature, dite de nature « spirituelle ». Bien qu’elles soient multiples, ces formes antimatérielles ne font qu’un au niveau infini, et aucune différence ne les sépare.

Les êtres humains sont eux aussi autant de manifestations diverses de cet Absolu Unique et sans second. Par constitution élémentaire qualitative et non quantitative, les êtres humains sont Unifiés à l’Être divin, comme les vagues sont unifiées à l’océan. Une vague est l’océan, mais simultanément elle n’est pas tout l’océan. Les anciennes Upanisads dépeignent la Vérité Absolue comme étant sans bras ni jambes. Bien que ce soit une description impersonnelle, cela ne veut pas dire pour autant que Dieu soit dépourvu de toute forme. Et pourquoi pas? Dieu peut très bien posséder une « forme » spirituelle distincte de celles qui sont façonnées à partir de la matière. Même le fameux professeur de philosophie Flew, l’un des plus grands philosophes athées du XXe siècle et qui a passé sa vie à dénigrer et à nier l’existence d’un Être Suprême, a dû reconnaître avant de quitter ce monde que « les arguments les plus impressionnants en faveur de l’existence de Dieu sont ceux qui sont appuyés par les découvertes scientifiques récentes ».

Il y a donc bien dans la création un dessein intelligent. Les différents aspects de ce dessein divin, qu’ils soient impersonnels, localisés, immanents, transcendants ou individualisés, sont essentiellement tous identiques. Tous sont des émanations de l’Unité dans laquelle reposent les lois de la biologie universelle. Il existe bien une hiérarchie de niveau dans la Transcendance, mais elle n’est pas fondamentale. La forme abstraite de cette Unité infinie illustre le fait qu’elle dépasse les facultés spéculatives restreintes du peintre et de l’humain en général. L’abstraction témoigne de ce qui demeure indescriptible. Par son expressionnisme abstrait, le peintre admet l’impuissance de son cerveau à concevoir les pouvoirs illimités d’un absolu qui se multiplie en d’innombrables phénomènes physiques de par sa puissance externe. Différents procédés de stylisation sont apparus dans les fresques romanes, dans les peintures de la Renaissance, et le Cubisme suscita au début du 20e siècle de nouvelles possibilités d’un art sacré soustrait à la tyrannie de l’imitation naturalisée et de l’illustration anthropomorphique. « En cherchant un rythme transcendant à la nature de l’espace et à la nature du temps, l’art abstrait incorpore à son tableau ce caractère d’éternité et d’universalité qui est, par principe, nécessaire à tout art religieux. » (Marcel Brion, à propos d’Albert Gleize, Art abstrait, Éditions Albin Michel, 1956.)

Les savants qui analysent les faits avec lucidité au cours de leurs recherches du réel observent que les plus récentes découvertes sur l’ADN et l’ARN montrent qu’une intelligence a forcément dû intervenir pour faire fonctionner ensemble ces éléments miraculeusement diversifiés. Le peintre qui peint, de même que le regardant qui regarde, ne sont pas juste des mécanismes produits par pur hasard évolutif ni de simples replis de molécules. Les recherches en biologie cellulaire révèlent que l’être vivant est beaucoup plus que sa réalité physique. Il y a un « Signifiant », un Esprit ou un Dieu qui écrit les lois de la Vie. Le peintre abstrait ne limite pas l’infini à une forme ou à une autre, car il pressent qu’en Dieu tout se conçoit, même et surtout ce qui est inconcevable pour la raison.

Chacun peut désigner Dieu du nom de l’un ou de l’autre des multiples manifestations du Divin selon le sentiment qui l’anime. Pour certains, Dieu apparaît comme la mort qui tout dévore, ou comme le Vide cruel et impitoyable, le hasard, l’existentialisme, l’absurde, le Rien, le Néant absolu. Pour d’autres, Dieu se conçoit comme l’argent, la richesse conçue comme une exploitation toute-puissante. Pour d’autres encore, Dieu représente la source neutre de toutes les énergies, la force vitale originelle; pour d’autres enfin, Dieu se rencontre dans le service de dévotion, l’intimité fraternelle, la douceur familiale ou l’intensité amoureuse, la relation dans la connaissance transcendantale et l’amour désintéressé. La présence divine originelle comprend toutes ces conceptions à l’infini. Toutes ces visions sont possibles, toutes se valent plus ou moins. Dieu ne se manifeste pas comme il est, mais comme on le conçoit.

Pour ontologiquement mériter le terme de Tout-Puissant et être véritable le Tout Complet et Absolu, Dieu doit posséder des pouvoirs illimités, mais aussi des pouvoirs limités. C’est pourquoi le visage du Divin peut être perçu dans l’art abstrait comme en toute autre expression artistique. Il doit être le plus grand macrocosme, mais aussi le plus petit microcosme. Pour être « Complet », Dieu doit pouvoir être représenté de manière figurative, mais aussi de manière abstraite, sinon il lui manquerait un aspect ou un autre, et il ne pourrait plus être qualifié de Substance Absolue tout inclusive. En tant que particules atomiques intégrantes de cet Être-Un au pouvoir illimité, tous les êtres vivants sont dotés de pouvoirs limités. C’est afin de montrer sa Toute-Puissance que Dieu manifeste ces deux sortes de pouvoirs.

Tout est donc possible en Dieu, car il incarne le grand Jeu du cosmos, le bien comme le mal, la vie comme la mort, la paix comme la guerre, la maladie comme la santé, le grand divertissement originel, la danse de destruction de Shiva, la danse de création de Yahvé, la danse d’amour pur de Krishna, la danse d’abnégation et de guérison du Christ, la danse de Chaitanya en tant que Citoyen du Monde, la danse des atomes et des libellules, celle des étoiles et de toutes les créations de l’univers. Chacun est libre de choisir la danse à laquelle il désire participer. Mais soyons sur nos gardes : Dieu n’est pas responsable des malheurs ou des plaisirs qui résultent des conséquences de notre libre arbitre.

Étant lui-même le Grand Attracteur, le vide et le plein, l’espace et le temps, c’est encore lui qui écrit les règles du jeu. Pour le biochimiste Christian de Duve, prix Nobel de physiologie (1974) : « Dieu joue aux dés parce qu’il est assuré de gagner. » Le Joueur de dés inclut le phénomène et le noumène, et peut aussi changer les règles du jeu s’il le désire. Dieu a le droit de tout oser puisqu’il est le Tout, tout en se réservant le droit de ne l’être pas. Le professeur Robert Millikan, le physicien qui réussit le tour de force de calculer la charge de l’électron et reçut pour cela le Prix Nobel de physique, réalisa : « Après avoir consacré toute ma vie à la recherche scientifique, je suis convaincu de l’existence d’une Divinité qui préside au destin de l’humanité. »

On le voit, l’univers est tout entier pénétré de Dieu dans sa forme manifestée et abstraite. Pour les sens matériels, le Divin demeure abstrait. Sous les couches voilées de l’illusion, il demeure invisible malgré son omnipénétration, son omniprésence. Malgré tout, il n’en demeure pas moins vrai que tout repose en lui. Il est partout, tout est en lui, mais il demeure cependant au-delà de tout. Il est partout présent à travers la diffusion abstraite de ses énergies qui représente sa présence. Voyez sa puissance surnaturelle! Bien qu’en étant le sans-forme, présent à la fois sous forme abstraite en toute chose, Dieu se réserve la liberté de posséder une « forme » individuelle, distincte de tout. Alors que tout repose en lui de manière abstraite, Dieu existe simultanément hors de toute manifestation.

La nature de l’infini est telle que Dieu lui-même surpasse toujours Dieu, car Dieu est à la fois différent et non différent de tout ce qui est, y compris lui-même. On peut être anticlérical, cela se comprend aisément vu la position extrêmement compromise de la plupart des cartels religieux qui ont récupéré l’idée divine et l’ont parfois définitivement assombrie, mais il est irrationnel d’être antispirituel ou faire de l’antiscience sous le prétexte fallacieux de ne plus croire en rien, à moins bien sûr d’être potentiellement adepte d’un Antéchrist autoproclamé et non élu. L’art, la science et l’éternelle religion devraient être pris au sens latin de « religare », se relier à soi et au Soi. La transcendance dépasse tout concept limitatif, qu’il soit abstrait ou figuratif, artistique ou scientifique, et se situe au niveau d’un non-dualisme à caractère inconcevable dans lequel il est possible de découvrir l’unité du monisme et du dualisme. C’est à ce niveau qu’il existe un Être éternel qui soutient la vie de tous les êtres, eux aussi éternels. Nul n’est inférieur ni supérieur dans les relations transcendantales avec ce niveau absolu puisque dans la sphère absolue tout est d’égale valeur. Au niveau absolu tout est absolu. Simultanément, la plus haute relation se fonde sur l’attraction d’une force d’affection naturelle entre l’individuel et l’universel, entre l’humain et le divin.

L’Être Unique accroît son bonheur en se dédoublant à l’infini. En même temps, il se suffit à lui-même tout en produisant une substance d’attraction, une énergie d’amour si puissante qu’elle surpasse Dieu lui-même. Si l’art veut suivre dans les traces de la science contemporaine d’avant-garde, il sera tenté d’exprimer des mécanismes de réalité dépassant l’entendement. Il existe une infinité de phénomènes dans l’univers qu’aucun scientifique ni aucun artiste ne peut élucider. Si tout est inconcevable, la réalité ultime demeure abstraite pour la raison. Elle ne se dévoile qu’au-delà de tout concept ou préjugé limitatif. « Dans ma peinture, j’ai voulu établir le droit de tout oser », disait Paul Gauguin. Si la race humaine revendique le droit de tout oser, comme le proclamait Gauguin, alors elle peut dès à présent annoncer la mort thermique du réductionnisme matérialiste et le retour définitif du miracle. En art, en science comme en spiritualité, les démarches sont différentes, mais le but et l’aspiration sont les mêmes. Il est prodigieusement fascinant de découvrir en ces trois explorations du réel l’expression de la structure originelle d’une même Divinité. La guerre est finie. Le temps de la paix commence ici et maintenant.

Patrick Bernard, 14 mars 2025.

 

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